Rilke

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vendredi 10 avril 2015

Sur Fragments de lecture, par Virginie Neufville : Envole-toi Octobre, quand la vie se fait chaos

"La mémoire fusille. Elle transforme en mélancolie d'automne, en mélodie de Vivaldi (...) Le vide a une forme, un volume."

Suzanne est l'incarnation du "trop": trop plein d'émotion, trop plein de désir, trop plein d'attentes, trop plein de souvenirs. Elle aborde la trentaine, mais dans sa tête, elle est beaucoup plus vieille. Elle aime la vie, mais cette dernière lui donne trop d'obstacles à franchir avec sa frêle carcasse.

Suzanne s'est construite grâce ou à cause des hommes de son entourage. Son grand-père Lucien est un modèle car il "est hors du temps, hors catégorie, dans la mort, il a trouvé la vie, la foi, l'absolu", son père est celui pour qui elle veut réussir, Antoine, un ex-petit ami, est celui qui lui a appris à vivre à foncer sans se retourner. D'autres amants, d'autres amis ont traversé sa vie, et, par leur présence, leur rapport au monde, ont ajouté une pierre à l'immense forteresse émotionnelle de la jeune femme.

Or, le trop-plein à l'excès détruit. C'est en tout cas ce qu'on ressent en lisant la prose chargée de l'auteur. Virginie Troussier est une perfectionniste. Chaque émotion est analysée, retournée, disséquée. Un adjectif ne suffit pas, il en faut un voire deux en plus pour toucher vraiment l'état d'âme de la narratrice. Forcément, pour le lecteur, il faut un temps d'adaptation, mais une fois familiarisé, on prend plaisir à ce "décorticage" de sentiments.

"Ce n'est pas la vie qui est importante - mais les souvenirs." Forte de ce mantra personnel, Suzanne préfère se souvenir que vivre l'instant. Trop vivre c'est se consumer, alors que se souvenir est une forme de préservation. Cette attitude entraîne forcément une discipline de vie "border line": "ma vie se loge désormais dans un souffle" se plaît-elle à dire. A trop attendre des autres, on en est réduit à vouloir se suffire à soi-même. Néanmoins, ce repli sur soi impose une reconstruction, un polissage, une interprétation de ses expériences passées. On sombre dans la dépression, au pire la folie. Le voisin de Suzanne, Charly, tentera bien de l'en sauver avant l'hospitalisation, en vain.
Alors que les hommes de sa vie étaient des ports d'attache, le seul personnage féminin, en l’occurrence la mère, incarne l'îlot qui évite le naufrage. Elle se cantonne à son rôle maternel car Suzanne ne lui donne aucune autre place. Ombre parmi les ombres, elle accepte sans broncher cet appel au secours...

Cette nouvelle vie à l'écart de tout est un "pari obscur" voué à l'échec. Il est la conséquence de cette foi inébranlable en la force des souvenirs. Mais c'est aussi un choix diabolique dont Suzanne, terriblement lucide, en assume les conséquences.

Suzanne est le moi autofictif de l'auteur. Elle est l'incarnation des émotions à vif, à fleur de peau, de cette sensation à la fois primale et oppressante de vivre. Justement vivre est assimilée à une ivresse de l'altitude, et la montagne, "buée idéale, lumineuse et lointaine", un refuge au cas où la mélancolie atteint son paroxysme.

Envole-toi octobre est le souffle puissant d'une jeune femme qui tente de donner un sens à son existence, tout en acceptant sa nature mélancolique. Parfois, la narration est exigeante, oppressante même, mais elle colle aux états d'âme de la narratrice. Le récit introspectif se fait sans ambages, car l'écriture est finalement une thérapie, un retour accepté vers la normalité.

Virginie Troussier a écrit un roman intime, entier, sur la douleur de vivre, parfois.
 http://virginieneufville.blogspot.fr/2015/04/envole-toi-octobre-virginie-troussier.html?spref=fb

Sur unidivers, par Laurence Biava : Envole-toi Octobre : journal intime d'une Virginie Troussier obstinée

Second roman de Virginie Troussier Envole-toi Octobre est paru en octobre 2014. Prolongement du premier, Folle d’Absinthe publié deux ans plus tôt, on y retrouve – c’est bon signe ! – les mêmes obsessions (temps, spatialité, effusions tangibles et sensations d’absolu). Envole-toi Octobre est toutefois plus abouti. Plus rude et sensible aussi. En somme, réussi car mature.



Après Septembre, nous attendons toujours une fin, en observant précisément les oscillations de notre cœur. Nous regardons les oiseaux qui volent si bas, dévorer ce qu’ils peuvent comme si la plus grande des guerres leur pendait au cou ou comme si, au contraire, il était urgent de vivre, le plus délicieux, le plus vite possible avant de fuir ailleurs. C’est bâtard et troublant d’être né en automne. Entre le soleil et la pluie, souffrir et se réjouir de la fragilité du temps, ne pas réussir à compter sur ses doigts les heures qui séparent marée haute de marée basse, tenir au monde par un scotch usé.


virginie troussier envole-toi octobreEnvole-toi Octobre est un texte intime. Un journal très intime où l’ombre mélancolique d’un « je » obstiné n’ose pas se dévoiler. Pas d’autobiographie franche, mais une composition d’ensemble (un patchwork ? un kaléidoscope ?) où  l’auteur, Virginie éprouve du mal à se dissimuler derrière Suzanne, son personnage écorché vif. Cette impression éclate dès les premières pages.

Suzanne se livre tout au long du récit à une sorte de quête initiatique. Un retour sur soi ardu. Ses souvenirs la dévastent, ses doutes la submergent, ses rencontres amoureuses parviendront néanmoins à la renforcer. En dépit de quelques échecs et d’un lourd passé qui lui revient comme un boomerang – oppressant…
Et le lecteur se laisse happer par le rythme de ce récit bavard au style élégant ; chaque mot y dépeint sa juste place. Défilent des séries d’images qui révèlent des parts intimes de chacun : origines, fins, fuite du temps, insaisissable de nos vies, pensées fugaces. Et la rigueur ténue, cette exigence d’écriture et de narration exacte, enchantent. De fait, les descriptions sont précises et traversées par ce qu’il faut de lueurs, de grâce et de volonté, y compris quand le personnage de Suzanne déborde de toutes les humeurs.
Virginie Troussier
Virginie Troussier est né en 1985 ; elle a publié Folle d’absinthe et Envole-toi Octobre
Envole-toi Octobre est un livre intelligent où l’on croise Spinoza, Artaud et Epictète à la faveur de quelques digressions artistiques et d’un foisonnement d’âmes humaines. Avec eux, Suzanne hurle, se brise, aspire la vie à pleins poumons. Mais aussi s’abandonne à l’amour fou jusqu’à se perdre elle-même. Le lecteur, lui, ne la lâche jamais…
Roman passionné de beauté et de souffrance. Parce qu’il somme de se souvenir du passé, d’honorer la mémoire de ses pairs, des anciens. On soulignera la réussite des pages consacrées à la mémoire intrusive, presque obsessionnelles.
Dans Envole-toi Octobre Virginie Troussier invite le lecteur à faire corps avec son héroïne. Sorte d’osmose avec les rythmes de Suzanne ; avec ses mouvements, ses frasques, ses murmures, ses émotions. Un roman empli d’une singulière rage de vivre.
I – Géologies – Tempêtes
Certaines montagnes sont angulaires et tout ce que vous ferez pour les lisser d’un bras, ne sera qu’échec et fatigue. Certaines montagnes sont faites, c’est l’histoire, pour couper les poignets, blesser les genoux, faire fumer les poumons, plier les chevilles. Certaines montagnes n’accepteront jamais que vous parveniez en haut. C’est une vielle fierté de la roche, c’est con comme un homme, mais c’est ainsi. Cette montagne-là, s’est laissée patiner, amadouer, foutre en l’air par le vent et les sources. Elle est ronde, c’est un ventre tendu. Vous y allez comme pas deux, fragile cordée d’estime, vous passez là où personne n’est plus venu. Vous chatouillez l’idée d’être plus fort qu’un autre. Vous vous donnez du mal et suez de votre eau.
Une fois là-haut, vous surplombez une moquette d’arbres, de mousses, de lichens, votre tête cogne du vin cuvé d’hier. Des écorces de bouleaux à s’en faire tourner le crâne. Vous vous asseyez pour souffler et la roche ronde est trompeuse. En montagne, on se baisse pour tutoyer les nuages. Et vous vous approchez de la falaise pour pisser dans le vent, vous penchez aussi, jusqu’à l’éblouissement. Aujourd’hui, plus qu’à l’habitude, vous choisissez votre décor. Il y a de l’eau de ciel, des arbres flous plantés la tête en bas, et un gouffre où pleut l’idée, la seule idée d’un dieu guerrier.La nudité de la vie quand on est la proie d’une mélancolie de montagne.J’y suis arrivée. Je suis au sommet.
Je viens d’atteindre le pic du Grand Roi, ma montagne favorite depuis toujours. Tous les hivers de mon enfance, je les ai passés avec mes parents, leurs bandes d’amis et leurs marmots à la Morte. Quand on a l’impression d’étouffer chez soi, c’est drôle de passer ses vacances à La Morte. Sur ce sommet, j’ai appris à skier. J’ai skié, parfois très loin, pour le plaisir de la sensation d’abandon qui vous prend quand les remontées mécaniques s’éloignent et que l’on se sait porté par des mètres et des mètres de poudreuse. Ça ne vous le fait pas ? Porté par du rien, quand le jour tombe, la neige se fait sombre, brillante et les étreintes sont belles. Ce sommet m’émeut jusqu’aux larmes. Quand le soleil s’y couche, mon coeur se pince. Une journée vient de s’y finir et elle ne reviendra pas. Quand je suis loin du sommet, mes yeux ont soif. Sur la route qui y mène, je le guette, à droite, et quand il apparaît soudain à travers les arbres, que je devine son pic qui étincelle sous les rayons du soleil, je sens mon coeur battre à tout rompre et un frisson me parcourir l’échiné. Je sais que je vais être bien. J’en repars toujours gonflée à bloc, après trois semaines en pleine nature. J’ai grandi sur ces cimes. Si l’écoulement des jours pouvait ressembler au plus petit torrent. Cela fait plusieurs années maintenant que j’oublie la montagne à force de ne pas y être, elle devient une buée idéale, lumineuse et lointaine, où je me réfugie lorsque le réel, à Paris, est trop gris. (…)

Virginie Troussier Envole-toi Octobre, Editions Myriapode, octobre 2014, 21 euros